— Chapitre 13 —

Un ouvrage spectaculaire

Avec le succès de l’offensive à la fin du mois d’août 1918, Lofty, Sharkey, George et leurs compagnons marchaient sur les pas de leurs compatriotes de l’infanterie. Les Alliés avançaient avec précaution, abandonnant difficilement les habitudes de la guerre de position. Les Allemands étaient refoulés sur toute la longueur du front entre Arras et Reims, mais leurs lignes n’étaient pas brisées pour autant. Les tunneliers travaillaient alors à la réfection de routes et terminaient la collecte du matériel resté dans les tranchées et les abris souterrains du secteur de Marieux. Ces travaux leur étaient maintenant familiers au lendemain des grandes offensives dans lesquelles ils étaient engagés. Cette fois pourtant, leur rôle sous terre était bel et bien écarté au profit de réalisations en surface toujours plus nombreuses.

Les ingénieurs-en-chef de l’armée britannique reconvertissaient peu à peu les activités de la trentaine de compagnies de tunneliers présentes sur le front occidental[1]. En l’espace de quelques semaines, certaines d’entre elles furent affectées au combat aux côtés des fantassins, d’autres furent converties en soldats du génie à part entière, quelques-unes même trouvèrent une reconversion singulière en tant que pompiers. La mission principale des Néo-Zélandais fut de rétablir les voies de communication. En effet, le front était un vaste champ dévasté, parsemé de trous d’obus et de mines qui rendaient désormais le paysage vallonné[2]. Tout était anéanti en surface, même la végétation était rare. Les routes étaient coupées, défoncées sur des centaines de mètres. Lofty, Sharkey, George et les autres devaient donc débarrasser ce qui restait des voies de communication de tous les obstacles gênants : arbres, barbelés, briques et autres débris, résultat désastreux de plusieurs années d’intenses bombardements, surtout près de petits villages désormais entièrement détruits. Les tranchées et les trous d’obus devaient être comblés avant de pouvoir rétablir la circulation car le passage de troupes vers l’avant était primordial dans la poursuite des opérations. Le travail était énorme, aussi l’aide apportée par les tunneliers fut providentielle.

Dès la fin du mois d’août, le nouveau camp de l’unité fut opérationnel à Bucquoy, à vingt kilomètres au sud d’Arras. Situé à proximité d’une route principale, il permettait aux hommes d’accéder facilement et plus rapidement aux différents lieux de travail. Equipé d’une cantine et d’une cuisine, il possédait également un magasin, rapidement approvisionné d’un important stock de bière française[3]. Habitués à leur thé quotidien, les hommes le prirent d’assaut ! Avec la vague de chaleur de l’été 1918, des compagnons de George œuvrèrent également à l’installation de pompes et de réseaux hydrauliques, avec l’aide de deux unités du génie britanniques, les 142e et 149e compagnies de troupes d’armée, pour remplacer les puits détruits par les Allemands au cours de leur retraite[4].

Les effectifs de la compagnie étaient au plus bas et plus aucun renfort d’hommes n’était prévu. En l’absence du major Vickerman, parti en permission, le capitaine Campbell avait pris la tête de la compagnie. Mais, attendu à l’école du génie britannique de Rouen, il dut lui aussi laisser le commandement au capitaine Holmes, rappelé en urgence de sa mission de conseils en mécanique auprès de plusieurs compagnies de troupes d’armée du IVe corps britannique. L’intense activité des derniers jours était maintenant derrière les tunneliers et chacun profita d’un peu de répit après les premiers succès sur l’adversaire. Soixante-dix hommes étaient en permission tandis que les autres purent profiter de quelques journées de repos[5]. Cette pause générale dans les combats permit à l’armée britannique de reposer ses troupes. Les stratèges profitèrent également de ce temps pour préparer au mieux la poursuite des opérations. Les soldats britanniques se trouvaient ainsi dans la partie sud du département du Nord, traversée par plusieurs canaux et rivières : le canal du Nord, toujours en construction à la déclaration de la guerre et aux allures d’une immense faille à travers le paysage, le canal de l’Escaut, les rivières Selle ou encore Sambre. L’avancée des troupes allait donc se heurter à des obstacles à franchir, d’autant que les Britanniques se doutaient que les Allemands détruiraient leurs passerelles s’ils devaient lâcher leur position. Des ponts devaient donc être construits pour les soldats de premières lignes, ainsi que pour les renforts, la circulation des transports ou encore des ambulances. Beaucoup d’hommes du génie étant déjà employés à une quantité d’ouvrages, ils ne furent pas assez nombreux pour prendre en charge l’ensemble des travaux de ponts à venir[6]. Une rumeur circula alors dans les rangs de la compagnie. Au courant, Lofty et Sharkey colportèrent le bruit aux camarades qui l’ignoraient. Rapidement, la rumeur se répandit parmi les hommes du rang que, dans l’éventualité de la poursuite de l’offensive, ils deviendraient des pontonniers, c’est-à-dire des constructeurs de ponts[7] !

Ces ouï-dire n’avaient pourtant rien de saugrenu. Moins d’un an plus tôt, en pleine bataille de Cambrai, à la fin du mois de novembre 1917, un groupe d’une cinquantaine de tunneliers de la 4e section, sous le commandement du lieutenant James Oliver Campbell Neill, avait aidé la 142e compagnie de troupes d’armée à l’érection d’une passerelle sur la route de Bapaume à Cambrai, à l’endroit où celle-ci franchit le canal du Nord[8]. Unique prélude à leur reconversion en tant que pontonniers, les hommes avaient dû faire face à des conditions de combat particulièrement éprouvantes. En effet, le lancement de l’offensive, le 20 novembre 1917, appuyé par 380 tanks, n’avait pas fait reculer suffisamment la ligne ennemie au niveau du site de construction, si bien que les tunneliers et les sapeurs de la 142e compagnie de troupes d’armée avaient été pris sous un vif et violent feu nourri. Par chance, l’endroit où devait être érigé le pont était beaucoup plus sûr, caché de la vue de l’ennemi qui ne pensa pas à bombarder la position. Mais, les conditions de travail furent extrêmes[9]. Un vent violent et froid, accompagné de pluie, avait perturbé la tâche des hommes le jour, puis la nuit sous une averse. Pourtant, en trois jours, le pont fut terminé. Aucun tunnelier ne fut blessé. Les soldats du génie de l’unité de troupes d’armée avaient été moins chanceux comptant quelques tués et plusieurs dizaines de blessés[10]. Alors que dans la soirée du 26 novembre, les hommes devaient rejoindre leur camp, le pont nouvellement ouvert fut bombardé et tout le monde fut rappelé en urgence pour réparer les dommages sous une pluie torrentielle. Dans le même temps, les Allemands s’étaient lancés dans la reconquête du terrain perdu grâce à l’afflux de renforts. Bien que de nouveau opérationnel, le pont ne sera jamais utilisé hormis pour le passage d’une ou deux ambulances comme le regrette tristement le lieutenant Neill[11]. L’ennemi s’était en effet rapproché trop rapidement du canal et le pont dut être détruit à l’aube par les mêmes soldats qui avaient participé à sa réalisation. Avec cet essai, les Néo-Zélandais étaient loin d’être devenus des pontonniers. Somme toute, ils montrèrent une grande adaptation dans les travaux qui leur furent confiés.

Au début du mois de septembre 1918, dix hommes qui connaissaient les rudiments de la construction de ponts, dont le lieutenant Neill, furent envoyés en formation à Rosel, en Normandie, à quelques kilomètres au nord-ouest de Caen. Ils allaient ainsi compléter et perfectionner leurs compétences dans ce domaine. Peu d’hommes supplémentaires pouvaient être réquisitionnés pour suivre ce cours car ils étaient dorénavant occupés à leurs différentes tâches. Ainsi, la 142e compagnie de troupes d’armée retrouva les tunneliers pour réaliser des travaux d’approvisionnement en eau à Ytres, à environ cinq kilomètres au sud-ouest d’Havrincourt, près du canal du Nord[12]. George et ses camarades de la 2e section les assistèrent, rapidement rejoints par la 4e section. Lofty, Sharkey et le reste de la 1re section reprirent la réparation de la route de Puisieux à Miraumont abandonnée par leurs collègues de la 4e section, tandis que la 3e section se répartit la consolidation de quinze anciens abris souterrains allemands et la construction d’un quartier général avancé à Ligny-Thilloy, au sud de Bapaume[13].

Toutefois, le sérieux dont faisaient preuve le lieutenant Neill et sa troupe encouragea l’envoi de nouveaux hommes. Seize tunneliers de plus furent expédiés à l’école des ponts le 12 septembre. Le même jour, trois divisions de la IIIe armée britannique, dont la division néo-zélandaise, lancèrent une attaque sur le village d’Havrincourt, à une vingtaine de kilomètres à l’est de Bapaume[14]. Malgré leur supériorité, les Allemands furent incapables de tenir leur position. À la fin de la journée, le village était aux mains des Britanniques. Fort de ce succès, la IVe armée projeta la conquête du terrain en direction d’Epéhy, à une dizaine de kilomètres au sud d’Havrincourt.

Une autre équipe composée du lieutenant McKee et de 29 sous-officiers et hommes du rang partit pour la Normandie. Le 16 septembre, le lieutenant Leeds rejoignit à son tour les bancs de l’école des ponts, suivi quelques jours plus tard, par 11 autres tunneliers. Au total, 68 membres de la compagnie reçurent la formation de construction de ponts. Lofty et George, comme plus de 80% des hommes, n’avaient pas été sélectionnés. Le premier œuvrait avec ses compagnons à la réfection d’une route entre Hébuterne et Bucquoy. Le second était toujours à Ytres auprès de la 142e compagnie de troupes d’armée. Alors que l’ensemble des travaux touchait à sa fin, le 23 septembre, le IVe corps d’armée britannique donna l’ordre à la compagnie, de se tenir prête pour la construction de son premier pont, d’une longueur de 55 mètres, au-dessus du canal du Nord, entre les villages d’Hermies et d’Havrincourt, au sud-ouest de Cambrai[15].

Les batailles d’Havrincourt et d’Epéhy, à la mi-septembre, avaient permis de repousser l’ennemi derrière le canal du Nord. La ligne de front longeait désormais cet immense sillon sans eau sur son côté ouest depuis son croisement avec la rivière Sensée jusqu’à proximité de Demicourt, où elle passait à l’est du canal et du village d’Havrincourt, en direction d’Epéhy et de Saint-Quentin. Le désenclavement du canal du Nord au sud de Demicourt permit d’approuver la construction, dans cette zone, d’un pont en lien direct avec l’offensive sur la ligne Hindenburg prévue pour la fin du mois.

Au matin du 25 septembre, l’ensemble de la compagnie fut rassemblée en gare de Bapaume pour réceptionner la première partie du matériel destiné au pont et le charger dans des camions. George qui venait d’arriver avec son équipe, rajusta son chapeau pour se protéger de la pluie, une maigre protection contre un temps exécrable. Un joyeux attroupement s’était formé, encerclant deux hommes gesticulant et parlant fort. Curieux, George s’en approcha et découvrit deux de ses compagnons d’une autre section en train d’expliquer, non sans humour, pourquoi eux, des tunneliers inexpérimentés, avaient été choisis pour ériger une passerelle au-dessus d’un canal. L’un mimait l’action de creuser un tunnel, tandis que l’autre le regardant stoïquement, lui indiqua de revoir sa technique de construction de ponts ! Le premier, faisant semblant de ne pas comprendre la remarque, demanda bêtement s’il aurait besoin de sa pioche dans sa nouvelle mission ! Autour d’eux, les hommes riaient. Les sous-officiers les laissaient faire tant ils partageaient leurs interrogations et leur crainte pour un travail auquel ils n’étaient pas mieux préparés[16]. Les officiers n’avaient pas plus de réponse quant au choix atypique de faire ériger un pont par les hommes de leur unité. La comédie improvisée ne dura pas et les hommes furent mis en rang avant le début du déchargement. En deux jours, plus de trois tonnes de matériels furent préparés à bord de 24 camions. Le convoi fut réparti suivant l’ordre de construction, permettant de gagner du temps sur la réalisation de l’ouvrage. D’autres devaient suivre dès l’arrivée de nouvelles cargaisons en gare. Ainsi, 40 tunneliers restèrent pour organiser les prochains convois[17].

Le 27 septembre, au matin, les Ire et IIIe armées britanniques lancèrent l’assaut sur les lignes allemandes situées à proximité du canal du Nord, donnant le signal de départ aux Néo-Zélandais pour rejoindre le site de construction. Le long du canal en construction, d’âpres combats avaient lieu, ralentissant la progression du convoi qui fut pris à plusieurs reprises sous le feu de l’ennemi[18]. À peine distant d’une vingtaine de kilomètres de Bapaume, le village d’Hermies ne fut rejoint que dans la soirée, trop tard pour bénéficier des derniers moments de clarté et commencer les opérations. La chance fut toutefois avec les tunneliers puisque personne ne fut blessé et aucun camion, avec à son bord la précieuse cargaison, ne fut endommagé. Le lendemain, à l’aube, Lofty débutait le déchargement avec plus de 150 de ses compagnons. Lentement, les premières poutres métalliques furent placées au sol. L’équipement était pour la plupart composé de pièces légères et pré-assemblées. Il devait permettre de monter une passerelle « Hopkins », du nom de son concepteur, le capitaine du génie britannique Hopkins, venu en personne conseiller les officiers de l’unité dans le choix du site de construction. Retenu à couvert de l’ennemi, l’emplacement n’était pourtant pas le plus accessible pour ériger un pont. Poussé par la curiosité, Lofty s’était timidement approché de la berge où il avait aperçu, en contrebas, le canal en construction. Il n’avait pu retenir un sifflement d’admiration. D’où il se tenait, le tunnelier pouvait admirer la berge orientale, de plus de 30 mètres de haut, maçonnée en briques rouges, formant quatre niveaux d’élévation et constitués d’une série d’arcs surbaissés ajourés, qui consolidait le passage creusé à travers la colline. Le côté occidental semblait être bâti de la même manière bien que Lofty n’y jeta qu’un rapide coup d’oeil par dessus le bord du précipice. En plus de la hauteur, la distance séparant les deux berges retint son attention. Et pour cause, elle était tout simplement, à cet endroit, la plus longue du canal avec 55 mètres.

L’une des contraintes était alors d’édifier un pont pouvant couvrir cette distance car la passerelle Hopkins n’avait qu’une longueur standard de 40 mètres. Les tunneliers allaient devoir réunir deux ponts grâce aux pièces identiques et interchangeables à volonté des deux structures. L’autre était de composer avec des équipements conçus pour soulever et tirer les 30 tonnes du poids initial de la passerelle. Les câbles et les treuils seraient soumis à une pression plus forte alors que la longueur et le poids du pont seraient doublés. Les tunneliers se lançaient donc dans l’érection d’un véritable prototype et devaient se montrer à la hauteur de leurs adversaires qui avaient déjà construit un pont en bois sur le même emplacement. Le plan prévoyait l’assemblage du squelette de métal sur des glissières sur la rive ouest, tandis qu’un système de tirage en bois devait être monté sur la rive est.

Lofty et Sharkey avaient été affectés à l’équipe du matin, composée uniquement d’hommes de leur compagnie, au nombre de 155, tandis que George avait été intégré dans celle de l’après-midi, comprenant un mélange de 115 tunneliers et de 56 soldats, tous grades confondus, des 565e et 577e compagnies de troupes d’armée, venus renforcer les rangs de l’unité néo-zélandaise et, surtout, apporter leur expérience[19]. Leurs camarades restés à Bapaume s’activaient pour organiser l’envoi du matériel sur le site de construction. Toutefois, l’offensive mit le secteur en pleine ébullition, si bien que les routes encombrées de transports de troupes, de vivres et de munitions, et par le passage des ambulances, bloquèrent les 20 camions partis le 28 septembre. Le lendemain, un nouveau convoi du même nombre s’aventura avec autant de difficulté vers Hermies. L’enchevêtrement métallique prenait forme assez rapidement au gré des installations et des boulonnages effectués le matin et poursuivis l’après-midi. Pour réaliser les côtés du pont, des poutres de liaison étaient d’abord fixées sur une poutre métallique horizontale. Puis, avec l’aide de treuil et de câbles, les tunneliers les mettaient en position formant une ossature triangulaire. Chaque côté se composait ainsi de 32 poutres de liaison diagonales qui, une fois installées, comptaient une enfilade de 16 structures triangulaires. Les deux côtés étaient ensuite reliés par des poutres à leur sommet et à leur base, ainsi que par des croisillons temporaires qui allaient assurer une plus grande stabilité au squelette lors de sa mise en place au-dessus du canal. En trois jours, la structure d’une longueur totale de 73 mètres fut prête pour la grande manœuvre. Sur la berge orientale, le système de tirage, constitué de deux imposantes poutres de bois solidement ancré au sol et retenu par des câbles, avait été monté. Les treuils furent installés pouvant supporter un poids total de 70 tonnes[20]. Un contrepoids de 60 tonnes fut placé à l’extrémité du pont, complété par mesure de sécurité par 20 tonnes supplémentaires, pour mieux contrebalancer la partie qui se trouvera dans le vide lors de l’opération de tirage[21]. Après une dernière inspection des tours en bois, les officiers demandèrent à leurs hommes de changer les cales supérieures qui maintenaient ensemble et sur un même axe les deux imposantes poutres, jugées peu solides par rapport au poids du squelette de métal. George et le reste de ses compagnons étaient tellement préoccupés par les préparatifs qu’ils ne firent pas attention à la visite aussi inattendue que prestigieuse du commandant-en-chef des armées britanniques, le feld-maréchal Douglas Haig[22]. L’opération la plus périlleuse était en effet sur le point de débuter.

À 17 heures précises, George était en position dans la ligne d’hommes formée derrière la tour gauche. À ses pieds, il se saisit, avec ses camarades, du câble qui, par un jeu de poulies et de treuils, était relié à l’extrémité du pont situé de l’autre côté du canal. L’autre ligne, placée à leur côté, derrière la tour droite, les imita. Comme d’un seul homme, les tunneliers tirèrent doucement ; les deux câbles d’acier se tendirent. Sur la berge occidentale, l’autre partie de l’équipe s’était positionnée à l’arrière du pont pour empêcher, grâce à un système de treuils et de câbles, la structure de glisser au fond du canal. Alors que le pont s’apprêtait à être tiré, les officiers donnèrent immédiatement l’ordre d’arrêter la manœuvre. Ils remarquèrent que l’une des tours montrait des signes de faiblesse. Mal ancrée au sol, l’imposante poutre dut subir des modifications qui reportèrent le début de l’opération au lendemain matin.

Arrivé sur le site à 6 heures, Lofty et Sharkey furent affectés à l’arrière du pont. La manœuvre fut réitérée et, sans problème apparent, le pont avança centimètre après centimètre[23]. Avec une partie de l’équipe, Lofty et Sharkey relâchèrent l’un des câble qui maintenait l’arrière de la structure au fur et à mesure que celle-ci progressait au-dessus du précipice. Cinq mètres du pont s’avançaient désormais dans le vide. L’opération semblait se dérouler sans incident. Dix mètres étaient à présent en suspension. Un des câbles qui tirait le pont cassa, usé trop rapidement par un treuil trop fragile. Le pont fut placé sur cale et le treuil en mauvais état fut changé[24]. Puis, la manœuvre reprit doucement. Le squelette de métal avançait avec une grande précaution. Après-midi, la seconde équipe prit le relais. Lofty et Sharkey étaient exténués comme bon nombre de leurs camarades. Les nerfs avaient été mis à rude épreuve. Frais et opérationnels, les hommes de l’équipe de l’après-midi continuèrent avec la plus grande vigilance. Vingt mètres de la structure flottaient dorénavant au-dessus du canal. Des roulements furent rajoutés par sécurité. George et ses compagnons reçurent de nouveau la visite du feld-maréchal Haig, accompagné d’un syndicaliste américain et leader de la Fédération américaine du travail, membre du conseil de défense nationale, Samuel Gompers[25]. Les deux hommes arrivèrent à un moment crucial. En effet, la moitié du pont était dans le vide et, par mesure de sécurité, tous les équipements nécessaires à la manœuvre furent remplacés. Le squelette métallique fut donc fixé sur des cales et stabilisé pour la nuit.

Le 3 octobre, dès 6 heures, les opérations reprirent. Les tunneliers devaient garder leur sang-froid devant la lenteur de leur mission. À cause de son poids, la partie de l’ossature qui se trouvait dans le vide, s’inclina vers l’avant. De ce fait, elle se trouva à plus de 3,5 mètres sous le niveau de la berge lorsqu’elle atteignit l’autre rive du canal[26]. Les tours n’avaient servi qu’à tirer le pont et non à le soulever. L’opération la plus dure ne faisait donc que débuter car, à la moindre faute, la structure pouvait tomber au fond du ravin. Les deux treuils furent actionnés et soulevèrent lentement l’avant du pont. Centimètre après centimètre, celui-ci se rapprochait de la bonne hauteur de la berge. La manœuvre était toutefois des plus délicates. Elle devait être effectuée calmement et doucement. Soudain, le treuil droit se bloqua. L’ossature était encore à deux mètres sous le niveau de la berge. Heureusement pour les tunneliers, le pont était assez proche de leur côté pour installer une plateforme et poser le pont sur des crics. Ainsi calé, les hommes réparèrent le treuil qui, une fois opérationnel, put hisser la structure. Vers 18 heures, le pont fut soulevé de quelques centimètres au-dessus du sol. Il fut tiré une dernière fois et, à 19 heures, fut posé tranquillement sur le côté est. Après trois jours de manœuvre, les deux rives étaient reliées.

La compagnie venait de réaliser une prouesse d’ingénierie. Les félicitations affluèrent, d’abord du feld-maréchal Haig qui, dans une note adressée à l’officier de commandement de l’unité, loua leur excellent travail présent et passé[27]. Le message de l’ingénieur-en-chef de la IIIe armée, le général de brigade Little, était tout aussi chaleureux vantant le brillant exploit réalisé[28]. L’ingénieur-en-chef du IVe corps d’armée, le général de brigade Harvey, complimenta pour sa part la bonne exécution de la mission[29]. Le commandant de la IIIe armée, le général Byng, fit même l’honneur de sa visite au pont dans l’après-midi du 4 octobre. Et pour cause, l’ouvrage était exceptionnel. Il était tout simplement le plus long pont jamais construit durant la guerre. Avec 104 heures de travail, il était également le plus long en terme de durée d’exécution. Les Néo-Zélandais avaient fait preuve d’un sérieux exemplaire pour relever ce défi alors que la majorité d’entre eux ne connaissaient rien en matière de ponts.

Lofty, Sharkey, George et le reste des hommes avaient été réunis pour terminer leur mission dans les plus brefs délais. Ce fut une véritable fourmilière qui s’activait autour du pont. Les croisillons de métal temporaires, destinés à stabiliser la structure lors de sa mise en place, furent retirés, tout comme le contrepoids situé au bout du pont. Près d’une vingtaine de mètres de l’ossature, qui avaient assuré un meilleur équilibre durant la manœuvre, furent démontées[30]. Toute la journée du 5 octobre, les tunneliers terminèrent les travaux avec la mise en place du sol et des gardes-corps. Un petit trottoir fut également installé sur l’un des côtés du pont[31]. Alors que Lofty, Sharkey, George et leurs camarades achevaient leur mission, le photographe officiel du IVe corps d’armée immortalisa les derniers travaux. Il demanda également aux tunneliers de poser sur le spectaculaire ouvrage. Si Lofty et George s’étaient accoudés le long de la rambarde du trottoir, d’autres hommes plus téméraires, comme Sharkey, escaladèrent la structure pour s’installer sur les poutres hautes. L’ouverture à la circulation se fit peu après 17 heures[32].

Le lendemain, l’ensemble du matériel qui avait servi pour monter et mettre en place le pont fut rangé et renvoyé par camion à Bapaume. Le 7 octobre, George et plus de 50 autres hommes restèrent sur le site pour commencer les travaux de camouflage de l’ouvrage, tandis que la compagnie de Lofty et Sharkey profita d’un temps de repos et de bains à Royaulcourt, un village à quelques kilomètres au sud-ouest d’Havrincourt. Dès le matin suivant, des tunneliers supplémentaires vinrent renforcer le groupe de George. Par mesure de sécurité, ils édifièrent, de chaque côté, une pile appuyée contre la berge et renforçant les premiers mètres du pont[33]. Cela devait permettre de soulager la partie centrale recevant le plus de poids et qui tendait à s’affaisser. Le pont de la compagnie néo-zélandaise qui n’était pas destiné à atteindre une longueur aussi grande, représenta donc un risque à l’usage. La longueur du pont dans le vide passa ainsi de 55 à 36 mètres. L’ouvrage devait surtout rester en place car aucun autre pont ne permettait le passage de transports lourds entre les deux côtés du canal en construction. Les autres passerelles avaient été édifiées temporairement pour l’offensive et principalement pour le passage de troupes à pieds. Les peintures de camouflage se poursuivirent à Havrincourt alors que deux sections, dont celle de Lofty et Sharkey, partirent pour Noyelles-sur-Escaut construire un nouveau pont.

Notes

1. Grant W. Grieve et Bernard Newman, Tunnellers: The Story of the Tunnelling Companies, Royal Engineers, during the World War, Londres, Herbert Jenkins Limited, 1936, p. 65.

2. Ibid., p. 298.

3. Archives nationales du Royaume-Uni, WO 95/407, Journal de guerre de la compagnie de tunneliers néo-zélandais, 31 août 1918, « Toutes les sections déménagèrent plus en avant, d’Hébuterne à Bucquoy, et occupèrent un nouveau camp. Une cantine fut construite et le commerce fonctionna à plein régime alors que les tunneliers obtinrent un approvisionnement de bière française. »

4. Ibid., 28 août 1918, « Comme les Boches détruisaient beaucoup de puits d’eau potable, le manque d’eau se faisait sentir. »

5. Ibid., 3 septembre 1918, « L’ordre fut reçu de réduire les effectifs de l’unité … cela signifiait que la compagnie avait maintenant plus d’hommes que nécessaire et que plus aucun renfort n’arriverait. »

6. Grant W. Grieve et Bernard Newman, Tunnellers…, op. cit., p. 299.

7. James Campbell Neill, The New Zealand Tunnelling Company, 1915-1919, Auckland, Whitcombe & Tombs, 1922, p. 114, « Une rumeur circulait à cette époque selon laquelle la compagnie pourrait, dans l’éventualité de la poursuite de l’offensive, être utilisée pour la construction de ponts. »

8. Archives nationales du Royaume-Uni, WO 95/407, Journal des tunneliers néo-zélandais…, op. cit., 22 novembre 1917.

9. James Campbell Neill, The New Zealand Tunnelling Company…, op. cit., p. 105.

10. Ibid.

11. Ibid., « À part une ou deux ambulances, le pont n’a jamais servi pour le transport routier. »

12. Archives nationales du Royaume-Uni, WO 95/407, Journal des tunneliers néo-zélandais…, op. cit., 8 septembre 1918.

13. Ibid.

14. James E. Edmonds, Official History of the Great War, Military Operations France and Belgium, 26th September - 11th November: The Advance to Victory, Uckfield, The Naval and Military Press, 2010 (éd. orig. 1925), vol. 5, p. 14.

15. Archives nationales du Royaume-Uni, WO 95/407, Journal des tunneliers néo-zélandais…, op. cit., 23 septembre 1918.

16. James Campbell Neill, The New Zealand Tunnelling Company…, op. cit., p. 115, « … il est très difficile de comprendre pour quelle raison la compagnie de tunneliers de Nouvelle-Zélande fut choisie pour cette mission […] la compagnie n’avait reçu aucune formation dans la construction de ponts […] Officiellement, nous étions des tunneliers et rien d’autre, alors que les unités du génie, telles que les compagnies de troupes d’armée, possédaient tout l’équipement et la formation pour la construction de ponts. »

17. Archives nationales du Royaume-Uni, WO 95/407, Journal des tunneliers néo-zélandais…, op. cit., 29 septembre 1918, « Quarante hommes furent gardés à l’arrière […] pour charger le matériel. »

18. James Campbell Neill, The New Zealand Tunnelling Company…, op. cit., p. 119, « Plus d’une fois, le convoi qui passait le long des routes à la vue de l’ennemi, attira l’attention particulière de son artillerie. »

19. Archives nationales du Royaume-Uni, WO 95/407, Journal des tunneliers néo-zélandais…, op. cit., Rapport d’activité de la semaine du 25 septembre au 2 octobre 1918.

20. Ibid., 30 septembre 1918.

21. James Campbell Neill, The New Zealand Tunnelling Company…, op. cit., p. 122.

22. Archives nationales du Royaume-Uni, WO 95/407, Journal des tunneliers néo-zélandais…, op. cit., 1er octobre 1918.

23. James Campbell Neill, The New Zealand Tunnelling Company…, op. cit., p. 122, « La grande masse en acier de 120 tonnes commença à rouler au-dessus du précipice. »

24. Archives nationales du Royaume-Uni, WO 95/407, Journal des tunneliers néo-zélandais…, op. cit., 2 octobre 1918, « Arrivé à 9,15 mètres, le câble de métal central a été endommagé par un roulement défectueux ».

25. Né à Londres en 1850, Samuel Gompers immigra aux Etats-Unis d’Amérique en 1863 et devint syndicaliste. Il fonda la Fédération américaine du travail en 1886. Il fit triompher le syndicalisme professionnalisme et fut à l’origine de la création de l’organisation internationale du travail après 1918. Gompers mourut à San Antonio en 1924.

26. James Campbell Neill, The New Zealand Tunnelling Company…, op. cit., p. 123.

27. Archives nationales du Royaume-Uni, WO 95/407, Journal des tunneliers néo-zélandais…, op. cit., 2 octobre 1918, « Je souhaite transmettre à chacun et à toute la compagnie de tunneliers de Nouvelle-Zélande mes félicitations pour l’excellent travail réalisé durant l’érection du pont d’Havrincourt, mais aussi pour le travail accompli depuis l’arrivée de l’unité en France ».

28. Ibid., 4 octobre 1918, « Je vous félicite, vous et votre compagnie, pour l’accomplissement du brillant exploit dans la construction de ce pont ».

29. Ibid., « Mes meilleures félicitations à vous et votre compagnie pour la mise en place réussie du pont. Excellent travail, bien exécuté. »

30. Ibid., Note de l’ingénieur-en-chef de la IIIe armée relative à la construction du pont d’Havrincourt, annexe du mois d’octobre 1918, p. 9-11, « … et en démontant les 18,3 mètres de passerelle qui ont été construits pour faciliter le tirage. »

31. Ibid., 5 octobre 1918.

32. Ibid., « Le pont était terminé (balustrades, trottoirs, etc.) à 17 heures et ouvert à la circulation. »

33. Ibid., 8 octobre 1918.